La ville au Moyen-Age

La ville

Texte de 1953


Grégoire, paysan libre, a été invité par son cousin Guillaume le cordonnier, à venir lui rendre visite à la ville, et les étoiles pâlissaient lorsque, parvenu près de la léproserie, devant laquelle il passa en frissonnant, il aperçut, se découpant dans le ciel, les grosses tours de la cité, ses épaisses murailles et ses remparts sur lesquels les bourgeois veillaient, la pique sur l'épaule.

La ville à l'aube

Serrée entre deux énormes tours, la lourde porte de la ville était fermée, mais bientôt le guetteur qui veille toute la nuit au sommet du beffroi annonça l'aube en sonnant de la trompe, et la porte fut ouverte.
Grégoire entra dans la ville. Les étages des maisons se surplombaient les uns les autres. C'est pourquoi, à cette heure, il faisait plus sombre dans la rue qu'à l'extérieur de l'enceinte, et Grégoire n'y voyait guère. Si bien qu'il se heurta à plusieurs reprises, d'abord contre une chaîne qui barrait la rue, puis contre deux cochons qui, déjà, fouillaient les ordures. II faillit tomber sur un petit tas de fumier, et pataugea dans la boue du ruisseau qui coulait au milieu de la rue. Les boutiques s'ouvraient, et les cloches tintaient, appelant les artisans au travail. Il demanda à un porteur d'eau la rue de la Cordouannerie. Au moment où il allait s'y engager, il reçut en plein visage l'eau d'un plat de toilette, et il se mit à courir en évitant les chiens, les porcs et les poules qui commençaient le nettoyage de la rue.
Il arriva enfin à la boutique de son cousin. L'apprenti Pierre enlevait les lourdes barres fermant l'entrée, et rabattait l'étal où Ton pose les chaussures à vendre. Guillaume reçut avec joie son visiteur.
— Je voudrais me sécher, dit Grégoire.
- Bah ! fit le cousin, ce n'est que de l'eau ; tu aurais pu à cette heure recevoir sur la tête le contenu d'un vase de nuit. Tu vas de sécher, manger, puis je te ferai visiter la ville.

Les corporations

L'apprenti et les deux compagnons étaient déjà au travail. Des clients entrèrent, et Grégoire dut attendre pendant que Guillaume montrait des souliers aux bourgeois qui, âprement, en discutaient le prix. Notre campagnard s'approcha du petit Pierre.
— Eh bien, jouvenceau, te plais-tu bien ici ?
— Oui, messire, répondit l'apprenti, cela fait un an que j'y suis. Mon maître est juste et bon, et il ne me bat pas, comme il en a le droit. Mon père a versé une bonne somme à Maître Guillaume, cinq livres, je crois, moyennant quoi mon patron me loge, me nourrit, et j'apprends à découper la semelle et la tige, à clouter et à coudre la botte et le soulier. Je travaille ferme, selon la longueur du jour, de quatorze à seize heures l'été, huit à neuf en hiver, sauf le samedi après-midi. Heureusement, il y a de nombreux jours chômés. L'an dernier, il y en a eu plus de cent.
— Et sais-tu faire les réparations ?
— Ah ! non. Je ne suis pas apprenti savetier, mais cordonnier. De même un maître rôtisseur n'apprend pas à cuisiner. Dans trois ans, je serai compagnon, je continuerai à loger et à manger chez mon patron, mais j'aurai un salaire, celui fixé par la corporation.
— Et deviendras-tu maître à ton tour ?
— Ah ! dit Pierre, c'est mon rêve ; mais je ne suis pas fils de maître. Je crois bien que je réussirai, dans la chambre où l'on enferme les candidats, à exécuter tout seul une paire de bottes assez belles pour satisfaire les maîtres-jurés ; tenez, comme celles-ci, où les jurés ont apposé leur sceau ; mais quand il y aura une maîtrise vacante, aurai-je fait assez d'économies pour pouvoir l'acheter ? Ah ! on ne fait pas toujours ce que l'on veut...
— Non, (dit Guillaume, moi non plus, je ne fais pas ce que je veux. Les règlements de la corporation comportent tellement de défenses : défense de travailler les dimanches, les jours de fête, et le soir à la chandelle ; défense de travailler en dehors de la boutique, afin que les clients puissent surveiller le travail ; défense au maître du « Soulier d'Argent » d'appeler le client arrêté devant la boutique de «La Botte du Chevalier» ; défense de payer mes compagnons au-dessus du tarif ; défense à ceux-ci de faire grève ; défense de réparer un vieux soulier. Mais en échange, la corporation et la confrérie nous aident si nous sommes malades, assistent nos orphelins, et nous recommandent à Saint-Crépin, notre patron, si nous venons à mourir.

Les cris de la ville

Ils sortirent de la boutique. La rue était animée et bruyante. Des cris retentissaient partout :
« Voulez-vous vous estuver ? Les bains sont chauds ! - Chapiaux ! Chapiaux ! — Cerciaux de bois ! — Qui vend vieux fer, qui vend vieux pots ? — La bûche bonne, à deux oboles vous la donne ! — Gâtiaux rôtis ! — Qui veut de l'eau contre du pain ? — Voilà de bon gruau ! Farine, farine ! — Au lait ! au lait ! — Balais, balais ! — N'oubliez pas mon beurre frais ! — Voilà de bon fromage ! —- Ramonez vos cheminées, commères ! Faites-moi gagner ma journée !»
Au-dessus, des portes, grinçaient les enseignes de tôle sans écriture mais ornées de dessins cocasses : « A la truie qui file», «Au chat qui pelote», «Au lapin qui saute ». Plus haut, de longues perches chargées de linge à sécher s'allongeaient le long des fenêtres. Et, dominant toutes ces clameurs, les cloches des églises, des chapelles, des couvents et des hôpitaux, lançaient à toute volée leurs carillons sonores.

L'animation des rues

Grégoire était heurté, bousculé. Ils passèrent par la rue de la Boucherie, celles de la Regratterie, de la Saulnerie, de la Poterie, des Orfèvres, de la Ferronerie, et Grégoire, en dépit de la puanteur, admirait tout ce qu'il voyait dans les boutiques où les artisans travaillaient devant les clients.
« — Attention, range-toi. Et tant pis si tu te plonges les pieds dans l'eau du ruisseau, car voici un seigneur, il faut lui laisser le haut du pavé, dit Guillaume. »
— Ces seigneurs sont tous aussi fiers, dit Guillaume. Mais regarde plutôt cette merveille : une pendule à poids. Hélas ! C'est bon pour les riches !»
Grégoire béait d'admiration, lorsqu'une clochette tinta, et vite, ils entrèrent dans une boutique pour s'écarter d'un lépreux qui passait.
« — Tu es ici sur le pont, mais tu ne vois pas la rivière, parce que ce pont est tout bordé de maisons et de boutiques. »
Ils virent au bord de cette rivière le trou punais, où l'on jetait toutes les ordures de la ville ; l'odeur des animaux morts qu'on y avait lancés empestait l'air.
Plus loin, des charlatans criaient leurs onguents. Une nuée de mendiants et de faux infirmes imploraient la charité ; des moines quêtaient du pain bis qu'ils enfouissaient dans un grand sac de toile ; des médecins passaienten robe violette. Dans le cimetière, des enfants jouaient, des chiens et des poules erraient parmi les tombes.
Et Grégoire fit comme les enfants : il se promena dans le cimetière, sans se douter que la présence des cadavres à peine enterrés était une des causes de ces nombreuses épidémies qui firent au Moyen-Age des millions de victimes. Mais pour l'instant, Grégoire ne songeait pas aux calamités : ni à la peste, ni à la lèpre, ni aux famines, ni aux terribles incendies qui ravageaient les villes si fréquemment que Rouen, par exemple, brûla six fois entre 1200 et 1225.

J.-M. LEPOEZAT-GUIGNER,
Inspecteur Primaire.

(1) Où l'on travaillait le cordouan, cuir de Cordoue, puis tous les cuirs. D'où le nom de cordouanniers qui a donné le mot cordonniers. (Retour)
(2) Coutume du XIIIe siècle qui passa on Angleterre, d'où elle nous revint récemment. (Retour)
(3) Car les gens ne savaient pas lire. (Retour)
(4) Les regrattiers étaient les fripiers, revendeurs de vêtements d'occasion. (Retour)
(5) Rue des vendeurs de sel. (Retour)



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